Face aux crises sociale et environnementale, quelle université veut-on ?

Aujourd'hui, 5 mars, l'université et la recherche s'arrêtent. À Jussieu, les mobilisations ont été poussives et nous ne sommes qu'une trentaine à 8h pour informer nos concitoyens de l'importance de la grève. Sur les tracts distribués sous la pluie, le programme propose évidemment les grands classiques : tours d'amphi, die-in, AG, manif, mais l'on y trouve également un atelier de réflexion sur la place de l'université dans notre société en crise. C'est à celui-ci que je décide de participer.

affiche

10h08 : Nous sommes une trentaine assis par terre dans le hall de l'atrium, qui a été aménagé pour l'occasion : un projecteur, quelques panneaux, des affiches. Nous discutons quelques minutes en attendant l'ouverture de l'atelier.

Sophia :

Dans le cadre de la journée du 5 mars, on s'arrête et on réfléchit. Quelle modèle de société voulons-nous face à une crise à la fois écologique et sociale ? Avec d'une part le réchauffement climatique, la pollution, l'extinction des espèces, l'épuisement des ressources et d'autre part la casse du service public, l'autoritarisme des réformes en cours, les inégalités et discriminations, nous avons vraiment besoin de changer de direction. Aujourd'hui, après une brève introduction, nous vous proposons une heure et demie de réflexion par petit groupes sur les thèmes de votre choix.

Côme :

Il me semble important de faire le lien entre la crise sociale et environnementale. Nous avons vu émerger à la fois le mouvement des gilets jaunes et des manifs pour le climat. Ces deux mouvements visent à repenser collectivement notre occupation du temps, la folie productiviste du capitalisme face à la gestion des biens communs, la liberté d'entreprendre face à la protection de l'environnement, les rapports de domination face au vivre ensemble. L'université n'est pas épargnée par ces logiques libérales. Au contraire, ceux qui font les lois la voient comme le fer de lance du marché de la connaissance, leur seul but est d'asservir la recherche à l'innovation et à la croissance, l'enseignement au marché du travail. Il nous a semblé primordial de nous réunir aujourd'hui pour chercher ensemble des solutions et affirmer le modèle d'université que nous voulons.

Nous sommes interrompus pendant quelques minutes par une fausse manifestation "de droite" dans laquelle des personnes en cravate scandent au rythme des percussions "la retraite, c'est pour les mauviettes", "de l'argent, il y en a dans les poches des étudiants"... Ça donne le ton. En attendant, avec les gens arrivés au compte-goutte, nous sommes une soixantaine à écouter les intervenants.

Nicolas :

Le mathématicien Alexandre Grothendieck, médaille Fields de 1966, a donné une conférence au CERN en 1972 intitulée "allons-nous continuer la recherche scientifique". Il y expose son idée selon laquelle on ne peut pas changer la société sans remettre en question la manière dont fonctionne la science. Il aborde en particulier les problèmes de l'hyperspécialisation, de la ségrégation des disciplines, de la récupération de la recherche scientifique. On note par exemple qu'en 1920, les recherches sur l'atome étaient vues comme purement théoriques, sans applications possibles... Et est-ce pertinent de séparer architecture et biologie alors que l'on peut construire des briques à l'aide de bactéries !

André :

Je vais vous parler des différentes initiatives qui commencent à se voir dans les laboratoires du campus. On a par exemple le laboratoire l'OCEAN qui a réalisé son bilan carbone. Au LJP, on a monté un groupe de réflexion "recherche en monde fini". L'association LUPA cherche à rendre le campus plus écolo en militant pour les repas végétariens à la cantine, le recyclage, l'installation d'un atelier de réparation de vélo... Plusieurs initiatives de laboratoires se sont réunies autour de l'association labos 1point5 et posent des questions de fond sur l'orientation de recherche en sciences : "doit-on fermer des mondes pour en ouvrir d'autres ?". En dehors du campus, il existe aussi l'atelier d'écologie politique de Toulouse, plus politique, qui relie toutes les sciences entre elles. Je vais vous montrer un extrait disponible sur atecopol (ATElier d'ÉCOlogie POLitique).

10h29 : extrait de documentaire suivant

références écrites au tableau :

10h35 : Après l'extrait du documentaire, nous commençons à proposer des thèmes au tableau pour les discussions en groupe. J'ai relevé :

10h53 : Nous nous séparons petit-à-petit et investissons les salles réservées à cet effet. Je choisis de rejoindre le groupe d'étudiants sur le thème "comment impliquer les étudiants dans leur parcours de formation". La discussion est très dynamique et couvre à la fois des sujets très concrets comme les unités d'enseignements d'orientation et d'insertion professionnelle (UE OIP) et des sujets plus généraux comme l'assimilation de l'université à une entreprise dont les étudiants seraient les consommateurs. À 11h03, un tour de sollicitation pour le die-in nous interrompt, mais personne ne s'en va, nous sommes bien trop intéressés par la discussion en cours !

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11h59 : Nous sommes retournés dans le hall de l'atrium. Une quarantaine de personnes revenues des ateliers sont présents pour la restitution, dont je tente de résumer les principaux points ci-dessous.

Groupe "comment changer la recherche"

Notre système va droit dans le mur. Entre les réformes de précarisation et d'élitisme, nous perdons la richesse de l'écosystème de la recherche, qui constitue à la fois en une base d'expertise sur des sujets aussi divers que pointus et un potentiel de remédiation aux problèmes rencontrés. Il nous faut distinguer la science qui a en sens propre ‒ de ses applications, qui n'ont que le sens que leur industrie leur donne. Nous ne devons pas jeter toute la recherche à la poubelle, mais réfléchir ensemble à qui en fixe les règles et comment en reprendre le contrôle. Alors que fixer les axes de recherche devrait relever du rôle des citoyens et étudiants, cela a en réalité été subtilisé par les GAFAM et la dictature du chiffre. Pour redonner confiance aux étudiants qui ne voient qu'un système nécrosé de l'intérieur, nous devrions créer des laboratoires autonomes et autogérés, faire une recherche low-tech pour diminuer l'empreinte environnementale, low-cost pour moins dépendre des financements. Le système nous aliène et nous manquons de temps pour le penser et nous opposer à l'idéologie capitaliste. Nous devons agir maintenant.

Groupe "comment faire comprendre à nos dirigeants que nous ne voulons pas du système qu'ils nous imposent"

Après une longue réflexion sur les structures de pouvoirs, les intérêts des étudiants et ceux des facultés, nous avons conclu qu'il fallait saboter les points stratégiques du système. Pour contrer la sélection, nous allons paralyser parcoursup, pour lutter contre l'élitisme, nous allons saboter le classement de Shangaï. Il nous faut faire le lien entre l'écologie contestataire et la course à la compétition. Ces deux aspects se rejoignent et résultent du modèle de société que l'on nous impose.

Groupe "université ouverte et accessible à tous"

Notre université est trop refermée sur elle-même. Elle ne sert que ses "clients" et devrait s'ouvrir à d'autres publics. Contre le constat d'une "université citadelle", nous revendiquons une vision d'une université ouverte et accessible à tous. Dans la lignée des collectifs infléchir et ouvrir P6, nous souhaitons que chacun puisse librement accéder à tous les parcours de formations de l'université (diplôme RESPE).

Groupe "implication des étudiants dans l'université"

Notre analyse a montré que l'université était conçue comme une entreprise opaque dont les consommateurs ‒ les étudiants ‒ ne devraient absolument pas comprendre le fonctionnement. Nous ne sommes pas vus comme des adultes capables de prendre des responsabilités, les activités associatives ne sont absolument pas valorisées dans le parcours de formation, et les emplois du temps rigides ne permettent pas de s'y impliquer. Les heures de transport nécessaire pour se rendre sur place sont un vrai problème, et empêchent d'organiser des activités le soir. Il existe une multitude de structures qui pourraient avoir un rôle politique, mais elles sont isolées et bénéficient au mieux d'une communication ponctuelle. Il en résulte une dispersion des efforts et l'absence de vie universitaire. Les enseignements comme l'OIP (orientation et insertion professionnelle) seraient l'occasion d'informer les étudiants sur le fonctionnement de l'université, afin qu'ils puissent la prendre en main. Cela devrait s'accompagner d'aménagement des cours pour les personnes les plus impliquées, et d'une reconnaissance de cet investissement au niveau administratif. Le sous-effectif chronique n'arrange rien, et le manque d'information sur les problèmes administratifs comme le logiciel de gestion de notes Apogée n'arrange rien. De plus, la méconnaissance de ces mécanismes engendre tensions et incompréhension entre enseignants et étudiants.

Groupe "comment réduire l'empreinte écologique de la recherche, la nécessité d'une remise en cause fondamentale"

Les logiques managériale et de compétition entraine une pression de sélection de candidats et projets aux conséquences néfastes. Plutôt que de revoir complètement le système de recherche, on se contente de remplacer les touillettes en plastique par des touillettes en bois. Le bilan carbone est un bon levier pour mettre le pied à l'étrier, mais rien que pour cela, nous rencontrons beaucoup d'opposition. Les actions n'ont pas de sens au niveau individuel, il est impératif de se poser la question tous ensemble pour sortir du cercle vicieux qui nous incite à dépenser toujours plus et radicalement changer le fonctionnement de la recherche et son financement.

12h29 : Nous terminons la restitution sur des retours très positifs. Nombreux sont ceux qui ont laissé leur contact pour réitérer l'expérience. À suivre donc...


vous trouverez les photos des posters sur ce lien : https://au.coinduf.eu/s/cgAw8FLNLPLC9ed